M. Djama Mohamed Hassan, président de l'université de Djibouti (UD), a bien voulu répondre à nos questions.
ADI : La stratégie d'orientation que vous avez mise en place soulève de réelles préoccupations. En cause, la répartition des étudiants dans les différentes filières d'études à l'origine d'un grand nombre d'abandons en première année. Est-ce que cela ne vous confronte pas â la nécessité de réadapter vos dispositifs d'orientation pour rechercher une meilleure correspondance entre les choix des étudiants et les offres de formation disponibles?
M. Djama Mohamed Hassan : Nous avons un système d'orientation moderne. Nous l'avons mis en place il y a une dizaine d'années. Il est basé sur un algorithme, celui dit de mariage stable, qui permet de trouver la meilleure correspondance entre les vœux formulés par les étudiants et le nombre de places disponibles dans les filières choisies. C’est un système basé sur le mérite, à savoir les notes obtenues au baccalauréat. D’autres pays ont adopté ce même système pour faire face à la pénurie de places dans certaines universités. Vous avez sans doute entendu parler de Campus France. C'est le même algorithme que nous mettons en application en adoptant la même démarche. Le système que nous utilisons se révèle particulièrement performant pour départager les candidatures dans les filières où le nombre de places est restreint. Nous en sommes très fiers.Le taux de satisfaction s'élève à 80% pour les séries S et L, mais, malheureusement, beaucoup moins pour les séries tertiaires (ES, SG). Je tiens à souligner que 60% de nos bacheliers se concentrent dans le tertiaire. Ce qui nous confronte à une première difficulté de taille étant donné que l'Institut Universitaire de Technologie Tertiaire de l'UD ne peut absorber à lui seul tous ces effectifs. Devant cette situation, nous avons entrepris un véritable travail d'adaptation. Ainsi, la filière Logistique & Transports, conçue pour accueillir tout au plus une soixantaine d'étudiants, en est aujourd'hui à plus de 300. Nous tirons donc sur la corde autant que possible en gardant toujours à l'esprit le devoir de prévenir tout risque de rupture, c’est-à-dire de concilier les vœux des étudiants et les impératifs pédagogiques.
ADI : La recherche d'une adéquation entre les besoins sur le marché du travail et les formations offertes à l'UD doit être aussi au cœur de vos préoccupations. Avez-vous déjà entrepris des actions concrètes dans ce sens ?
M. Djama Mohamed Hassan : Cela fait partie de nos principales préoccupations. Chaque année, nous organisons des rencontres avec le monde professionnel dans le souci de nous informer des besoins réels du marché du travail. Djibouti étant un petit pays, il est tout à fait logique de penser que l'on a affaire à des marchés de niche, [c'est-à-dire relativement réduits mais qui répondent à une demande précise - ndlr]. D'où une saturation précoce à laquelle il nous faut nous habituer en réadaptant constamment nos offres de formation par le biais d'un système de veille et de réactivation des filières dès que des opportunités nouvelles se présentent. Je m'explique : des filières entières sont mises en hibernation avec tout ce que cela représente en termes de charge pour l'université. Je peux citer à titre d'exemple les filières Urbanisme et Audio-Visuel que nous avons ouvertes, puis fermées au gré des fluctuations sur le marché du travail. Idem pour la filière Statistiques. Pour être à la hauteur des enjeux liés à la recherche d'un équilibre entre ses offres de formation et les besoins sur le marché du travail, l'UD s'est trouvée dans l'obligation de s'adapter à des données systémiques en perpétuel changement. C'est ce qui explique la stratégie de d’adaptation que nous avons mise en place pour être en mesure de déployer du personnel enseignant sur des filières différentes de celles pour lesquelles il a été initialement recruté.
ADI : Près d'un quart de siècle après la création du PUD, l'ancêtre de l'UD, aucun membre du personnel enseignant n'a dépassé le stade de maître de conférences. Comment expliquez-vous cela ?
M. Djama Mohamed Hassan : Il existe un statut de l'enseignant-chercheur. Ce qui est en soi une avancée majeure. Nous l'attendions depuis une décennie, ou presque. Nous ne remercierons jamais assez le gouvernement et en particulier le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche qui s’est investi pleinement pour la création d’un nouveau corps dans la fonction publique, en l'occurrence le corps des enseignants-chercheurs avec ses propres spécificités. Concernant les avancements, je dois dire qu'il y a des étapes à franchir. Pour devenir, par exemple, maître de conférences, l'obtention du doctorat est exigée. A l'intérieur de cette catégorie de maître de conférences, il y a des échelons que l'on doit gravir en fonction de son ancienneté, de ses avancées dans la recherche et de ses prestations pédagogiques. A l'heure où nous parlons, nous sommes en train de mettre en place les critères d'évaluation qui seront définis dans le cadre d'un arrêté dont la signature par le chef de l'Etat devrait intervenir prochainement. Il va sans dire que cet arrêté viendra compléter le statut de l'enseignant-chercheur en ce sens qu'il permettra la mise en place d’une commission d’évaluation de niveau international. L'enseignant-chercheur de l'UD, après avoir été évalué par cette commission comprenant ses pairs de l'université de Djibouti mais aussi des collègues issus des universités partenaires, pourra passer ainsi de maître de conférences à professeur des universités. Il en va de la crédibilité et du rayonnement de l'UD à l'échelle internationale.
ADI : Il y a aussi la baisse de plus en plus significative du niveau des étudiants qui interroge, appelle à des solutions urgentes, sollicite des réformes profondes...
M. Djama Mohamed Hassan : Des réformes sont d'ores et déjà engagées. Suivant les recommandations de la commission en charge de la qualité, pour les acquis nécessaires à la poursuite de leurs études dans une filière donnée, des cours de rattrapage ou de remédiation sont organisés au profit des étudiants les plus en difficultés. Ce qui induit des charges supplémentaires et le rallongement des programmes de formation. Toutes les lacunes des étudiants, vous en conviendrez sans doute, ne sauraient être remédiées à l'UD. Car il y en a au moins une bonne partie qui relève de la responsabilité des étudiants eux-mêmes que nous considérons comme des jeunes adultes capables d'y remédier par eux-mêmes. Il s'agit notamment de la maîtrise de certains fondamentaux qui est une nécessité absolue dans un cursus universitaire. Pour le français, par exemple, nous avons mis en place une plateforme où les étudiants, à titre individuel, peuvent suivre des cours selon leurs niveaux et se voient proposer des pistes de remédiation aux difficultés qui ont été diagnostiquées. En formation continue, l’université a mis en place un semestre spécial consacré à la remise à niveau des fondamentaux comme les mathématiques et le français. Et aujourd’hui, nous estimons que c’est un succès car les étudiants qui finissent ce semestre spécial continuent sans difficulté la suite de leur formation. Le problème le plus récurrent vient d'une pratique de la lecture de plus en plus mauvaise. Nous avons une nouvelle génération d’étudiants très connectés, très curieux, des « digital natives ». Résultat : le temps passé sur la toile dépasse de loin celui consacré à la découverte et aux plaisirs dont s'accompagne la lecture. Et cela concerne aujourd'hui tous les jeunes, ou presque, qu'ils soient universitaires ou pas. A l'UD, nous incitons toutefois les étudiants à se réconcilier avec la lecture et à acquérir une bonne culture générale à travers la mise en place de clubs de lecture et d’écriture dans le cadre des activités menées par la vie universitaire et le centre de documentation universitaire. Les efforts que nous déployons dans ce sens-là vont même au-delà du cadre universitaire puisque nous aidons les associations des quartiers à se doter de bibliothèques ou à se procurer des livres.
ADI : Hormis la formation, ce qui fait la vie d'un établissement universitaire c'est la recherche, l'innovation, le renforcement du capital humain. Comment arrivez-vous à concilier ces objectifs ?
M. Djama Mohamed Hassan : A l'UD, nous avons toujours pu compter sur le soutien effectif du chef de l'Etat. Il en est l'artisan. La qualité, la formation des enseignants, le niveau qui est le nôtre par rapport aux standards internationaux ont été évalués. Mieux, l'UD a été en 2019 la première université africaine francophone à avoir été évaluée par un comité indépendant piloté par le haut conseil pour l'évaluation de la recherche et l'enseignement supérieur (HCERES). Nous nous sommes prêtés à cet exercice dans le but de savoir où nous en sommes par rapport aux normes internationales. Les résultats furent encourageants. Ce qui nous a permis par la suite de mette en place une stratégie de développement de l'UD pour les cinq ans à venir. Deux axes ont été ainsi retenus : la mastérisation et la recherche qui sont interdépendantes. D'où la création de 4 centres dont 3 sont thématiques puisqu'ils sont censés travailler dans des domaines précis : les énergies et l'environnement, le numérique et les nouvelles technologies, la logistique et les transports. Ces centres ont pour objectif d'accélérer le développement de la recherche qui, à son tour, doit ouvrir la voie à la mastérisation. Tout cela, bien sûr, nécessite des moyens financiers conséquents. C'est pourquoi nous avons entrepris de rechercher des fonds additionnels. Nos efforts ont été plutôt fructueux. Vous me permettrez de citer ici le centre d'excellence africain financé à hauteur de 15 millions de dollars par la Banque mondiale et dont l'ouverture fait suite à un appel d'offres que nous avons remporté en présentant un projet de recherche de qualité. Je peux citer aussi le centre d'excellence dans le numérique qui verra prochainement le jour et sera financé par l’AFD. Il témoigne clairement de notre volonté et de notre capacité à aller de l'avant. Il faut ajouter à cela un autre projet d'envergure que nous menons avec l'appui de la coopération japonaise dans le domaine de l'agro-pastoralisme. Tous ces projets n’auraient pu être possibles sans l’appui constant du ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, M. Nabil Mohamed Ahmed, qui ne ménage pas son temps et son effort pour contribuer à l’émergence une recherche universitaire innovante capable de contribuer au développement de notre pays.
ADI : Lorsque vous faites le décompte de ce qui a été réalisé et de ce qui n'a pu l'être depuis que vous êtes à la tête de l'UD, y a-t-il des erreurs qui apparaissent à un moment donné, qui exigent de vous un certain courage pour les reconnaître en vous disant qu'elles auraient pu être évitées peut-être en optant pour des choix différents ?
M. Djama Mohamed Hassan : Il serait peut-être mieux de poser cette question aux collègues. En ce qui me concerne, l'analyse que je fais se fonde sur un principe très simple : la gestion de l'université est collégiale. Elle mobilise plusieurs instances internes dont le conseil de direction, le conseil scientifique et pédagogique. Il y a des débats sur les projets que nous présentons. Certains sont rejetés alors même que nous pensions qu'ils étaient porteurs. Il y a aussi le conseil d'administration qui joue lui aussi un rôle très important, sans oublier la tutelle, à savoir le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche qui exerce son autorité de contrôle sur les actions de l’université. Si, toutefois, il est une chose qui pourrait susciter des regrets, c'est de ne pas avoir assez développé la coopération avec le secteur privé en mettant par exemple en place une interface université-entreprises pour établir un dialogue permanent. Nous avons en effet la conviction profonde que c'est à l'université d'aller à la rencontre des opérateurs privés, de les attirer, de les solliciter régulièrement dans le souci de trouver l'équilibre entre nos offres de formation et les besoins sur le marché du travail qui a aussi ses propres spécificités dont la volatilité et l'étroitesse.
Propos recueillis Dr Isman O
Source :ADI